Les tartines aux épinards

Dans le catalogue de mes plus lointains souvenirs, mon penchant pour les petits-déjeuners a été scellé lors de mes toutes premières années de scolarité. C’est là que j’ai appris qu’il m’était préférable d’entamer une bonne journée en me rassasiant les sens et l’organisme.

Nous savourions nos tartines dans un silence cérémonial en écoutant attentivement les nouvelles fraîches à la radio. C’était un temps où les gaspillages alimentaires étaient mal vus et où on ne laissait pas moisir une confiture moins appréciée qu’une autre. Alors il n’y avait sur la table qu’un seul pot de confiture à la fois et il fallait qu’il soit terminé avant de trop se réjouir du suivant, ou d’entamer un bocal de mélasse, ou de crever la surface homogène d’une délicieuse gelée de coing. Ou plonger la petite cuiller en imitation-argent dans un pot de miel du terroir et la faire tournoyer jusqu’à la rupture du fil de nectar. Et puis un jour de  vacances à l’étranger, ce fût la découverte de la pâte à tartiner. Celle qui était dotée du super-pouvoir de corrompre à vie n’importe quel petit écureuil. Ce n’était pas celle qui est célèbre de nos jours, mais je me rappelle de l’intense addiction qu’elle avait déclenchée en moi en quelques bouchées. C’est certainement grâce à cette règle éducative stricte de rotation des goûts, des couleurs, des onctuosités et des fruits que j’ai été capable de m’en désaccoutumer et de reprendre le cours d’une existence de gamin à peu près normal…

Également au menu du festin matinal, cette radio qui nous racontait entre-autre qu’untel s’était trouvé empêtré dans une sacrée mélasse, que tel autre s’estimait être en droit de réclamer plus de beurre et d’argent de poche du beurre pour mieux le mettre dans ses épinards, qu’un chenapan récidiviste mentait comme un réparateur de caries alors qu’il avait été à maintes reprises surpris les doigts dans la compote. Qu’un vaurien partait en séjour dans une cabane plutôt qu’en lune de miel sous les tropiques, pour faire une cure de pain sec et eau plate…

Je n’aurais peut-être pas conservé de souvenirs indélébiles de ces petits matins gastronomiques, si en même temps nous n’avions pas aussi joué à pile ou farce. Aux environs de sept heures en semaine, nous nous trouvions alors encore qu’au nombre de deux à table. Et c’est mon paternel qui préparait avec soin et au fur et à mesure la série de tartines. Moi je n’étais encore que spectateur en formation. Peut-être, souhaitait-il secrètement que je puisse rester concentré sur la narration des informations radiophoniques pour que je réalise au plus tôt ce qui pouvait m’attendre, une fois que je serais à mon tour lâché seul dans la jungle, loin de mon meilleur fournisseur et préparateur de tartines.

Il faisait des belles tranches de pain blanc assez épaisses et très régulières : Mais surtout particulièrement équilibrées. Et si on laissait volontiers le quignon aux lève-tard, c’est parce que c’était des tartines volantes ! C’est avec une adresse et une précision impressionnante pour une performance aussi matinale, qu’il me les livrait toutes par vol plané. Atterrissages pile poil au centre du marquage “au sol” qui était virtuellement tracé devant moi. Avec un taux de réussite de tartines qui tombaient sans rebondir du côté non beurré encore jamais égalé par quiconque à ce jour !

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